Entretien avec les auteurs du livre « Lobbying. Les coulisses de l’influence en démocratie »

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Marie-Laure Daridan et Aristide Luneau : “Le lobbyiste doit être convaincant plutôt que connivent”

 

Votre livre est intéressant à plus d’un titre. On peut le lire très rapidement malgré ses 200 pages et en particulier parce qu’en tant que lobbyistes de métier, vous présentez les atouts du lobbying dans le débat politique mais également ses travers dans l’influence dans la décision politique. Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre et pourquoi maintenant ?

Marie-Laure Daridan et Aristide Luneau. Nous avons voulu faire passer trois messages en écrivant ce livre. Le premier est que la réalité du lobbying est loin de la caricature que l’on en fait. Le lobbying est un métier à part entière, passionnant qui se professionnalise et se généralise. Le second est que beaucoup d’acteurs socio-économiques font du lobbying, pas seulement les entreprises mais aussi les syndicats, les ONG, les églises, les établissements publics… Tout le monde fait du lobbying avec les mêmes outils, les mêmes méthodes et ceux qui n’en font pas devraient en faire. Le troisième message c’est que plus il y a de lobbying, mieux c’est pour la démocratie. Le lobbying permet de mettre les points de vue, les arguments des différents intérêts représentés en concurrence, et donc d’éclairer les politiques en les confrontant à la réalité du terrain pour, in fine, établir de meilleures normes, mieux acceptées de tous.

Par ailleurs, nous disposons tous deux de nombreuses années d’expérience en tant que conseils d’entreprises, d’associations et d’organismes publics ou parapublics. Au cours de ces années, nous avons été confrontés à beaucoup de questions, d’interrogations sur notre métier, voire de défiance. Il nous semblait important de répondre à toutes ces questions et de livrer notre vision du lobbying tel que nous le pratiquons au quotidien. Enfin, avec d’autres collègues, nous sommes engagés depuis longtemps dans un mouvement de reconnaissance du lobbying et de réflexion sur la déontologie de notre métier.

 

Vous disiez “tout le monde a intérêt à faire du lobbying, et tout le monde en fait”, mais est-ce que les différents intérêts sont sur un même pied d’égalité, avec les mêmes moyens ?

L’accès aux décideurs publics n’est pas limité. Chaque citoyen peut contacter son représentant au parlement et faire part de son point de vue, a fortiori grâce au nouvel environnement numérique (par mail par exemple). . Après, il y a les lobbyistes professionnels, ceux dont le lobbying est le métier à titre principal, qui ont développé une expertise du processus de décision et une méthodologie pour exprimer son point de vue dans le débat public. Il faut bien sûr veiller à ce que tous les intérêts en présence, économiques, sociaux, environnementaux ou culturels, puissent bénéficier d’un accès équitable aux décideurs, de façon à assurer l’ouverture du processus décisionnel à la société civile toute entière. Des lobbies se mobilisent d’ailleurs pour veiller à l’équité du débat public et c’est sans doute la meilleure des garanties. Mais la question fondamentale n’est pas celle de l’accès « physique » aux décideurs, mais plutôt : quelle est la capacité de chacun à être légitime et à présenter des arguments acceptables par tous.

 

Dans l’idée de démontrer que tout le monde fait du lobbying, vous dressez une liste très complète d’acteurs qui font du lobbying, les syndicats, les ONG, les associations de consommateurs, vous citez même le cas de l’une d’elles qui revendique le fait qu’une loi sur la consommation ait été rédigée dans ses propres bureaux. Pourquoi est-ce qu’une église, un syndicat n’accepte pas l’étiquette de lobbyiste que l’on va lui mettre sur le dos ? Qu’est-ce qui explique cette appréhension sur un terme qui revêt en France un caractère presque diabolique ?

Cette utilisation péjorative du terme renvoie à une vision qui est profondément ancrée dans la tradition politique française. Pour des raisons historiques et culturelles liées à la définition de l’intérêt général, la France a une longue tradition de défiance à l’égard de la représentation des intérêts particuliers et donc du lobbying. Certains acteurs font du lobbying sans avoir recours au terme. Beaucoup de gens font du lobbying sans le savoir, comme Monsieur Jourdain. Et d’autres font du lobbying sans le dire, comme Tartuffe. Mais les choses évoluent et le terme est de plus en plus accepté. Au final, dès que l’on s’exprime dans le cadre d’une décision publique, on fait du lobbying.

Est-ce que l’on accuse pas aussi facilement de lobbyiste, celui qui ne pense pas comme nous ? En qualifiant de lobbyiste son adversaire, est-ce que ce n’est pas un moyen stratégique de faire du lobbying par l’utilisation du terme ?

C’est le cas extrême, mais cela arrive oui. On dira qu’une entreprise fait du lobbying, mais pas une association de patients. Alors qu’elle en fera de la même façon, avec les mêmes outils, mais avec une vision différente. Il y a une certaine hypocrisie lorsqu’il est question de lobbying. Mais les choses changent. Et les politiques eux même ont de plus en plus recours au terme dans son acception positive, pour désigner l’expression légitime des intérêts particuliers dans le processus démocratique. Dans l’introduction de son récent rapport, le député Christophe Sirugue dit ainsi que “le lobbying fait désormais partie du paysage institutionnel français” et souligne que les lobbies sont des acteurs nécessaires dans l’élaboration de la loi.

Les politiques le diraient aussi facilement au vingt heures de TF1 ou lors d’une réunion avec leurs électeurs que dans des rapports ou livres plus confidentiels ?

Nous ne pouvons pas préjuger de ce que répondraient des politiques. Mais si ces propos ont été écrits dans un rapport parlementaire, on peut penser qu’ils seraient également tenus ailleurs.

 

Une des raisons de la montée en puissance de l’étude du lobbying, c’est l’inflation législative, de plus en plus de lois, de plus en plus de normes, c’est l’effet quantitatif, et puis une société plus complexe, donc des débats qui suivent cette complexité, cela pour l’effet qualitatif. Est-ce que le corollaire de cette technicité accrue est le développement du lobbying ? Est-ce que vous avez des exemples précis qui témoignent de l’intérêt des lobbies dans l’écriture de la loi pour éclaire la décision publique ?

C’est quasiment le cas de toutes les lois aujourd’hui. Et c’est ce que nous faisons tous les jours. Un exemple très actuel, c’est celui de la création d’un fichier positif sur les questions du surendettement. Benoît Hamon a repris cette idée, qui devrait être adoptée dans la loi « consommation ». Le débat porte notamment sur l’identifiant dans ce fichier. C’est une question très technique. Tout le monde s’écharpe sur cette question de l’identifiant. Pour certains, cet identifiant est une manière d’enterrer ou de retarder la création de ce fichier. Pour d’autres, c’est une façon de le sécuriser. Les différents acteurs, banques comme associations de consommateurs n’ont pas toutes le même point de vue et font des propositions différentes. Tout le monde a un avis sur ces points très techniques, et essaie de pousser à coup d’analyses, d’argumentations la valeur de tel ou tel type de solutions techniques.

 

Sur beaucoup de points, vous n’hésitez pas à rentrer dedans, même si vous utilisez souvent le conditionnel, contre ceux qui dépassent la ligne, pour passer du côté obscur de la corruption. Et puis sur la question du pantouflage, du réseautage, on vous sent moins vindicatif que contre la corruption. Pour vous est-ce que le pantouflage est une chose normale dans une société démocratique moderne ? Comment vous jugez ces passages du public ou vers le privé ? Vous dites qu’un être humain n’est pas une page vierge, elle a une vie avant et après sa fonction publique ou privée ?

Est-ce que la loi sur le pantouflage est pertinente à l’heure de ces trajectoires professionnelles multiples ?

 

Chacun a le droit d’avoir plusieurs vies, plusieurs métiers. C’est propre à notre temps plus qu’il y a quarante ou cinquante ans. Un distinguo doit se faire entre les politiques et les administratifs. Des règles existent déjà pour les fonctionnaires notamment. Un dirigeant qui passerait de l’administration du Trésor à une grande banque doit passer devant la commission de déontologie, qui contrôle ces activités.

Pour les élus, c’est plus compliqué. Le statut de l’élu n’existe pas en France, et cette question dépasse largement le champ du lobbying. La commission Sauvet avait défini le conflit d’intérêts comme devant également se comprendre dans le temps, c’est-à-dire qu’il est nécessaire d’analyser les conflits qui peuvent exister d’une fonction précédente à une fonction suivante.

Mais plus largement, votre question concerne la valeur du carnet d’adresse. Le réseau peut permettre de recevoir ou de transmettre de l’information plus facilement, mais jamais d’obtenir des décisions politiques favorables. Il y a beaucoup de fantasmes autour de cette idée de réseau et notre expérience est que l’enjeu pour le lobbyiste est d’être convaincant plutôt que connivent. C’est peut-être la raison laquelle vous avez perçu une différence dans la façon dont nous abordions le sujet dans le livre.

 

Justement, le fantasme entoure le monde du lobbying. Un certain nombre de documentaires ont été diffusés ces derniers mois sur des chaînes de télévision. Je pense notamment à Brussel Business, sur Arte, des films sortent de temps à autre, comme Thank you for smoking, tiré d’un roman d’un écrivain américain, Christopher Buckley. Comment vivez-vous la perception que les autres ont de ce travail ?

Aristide Luneau. C’est la lecture du livre de Buckley qui m’a donné envie d’en savoir plus sur le monde du lobbying. Le film, bien que très différent du film, est très amusant,, mais met en scène des pratiques douteuses de lobbyistes. La réalité de notre métier est largement différente. C’est ce que nous avons voulu rétablir dans notre ouvrage. En tant que lobbyistes, nous cherchons à convaincre, à argumenter, à apporter un certain nombre d’éléments et d’informations factuelles aux décideurs publics. Nous ne nous retrouvons jamais ni dans la corruption, ni dans la manipulation, ni dans la désinformation ou l’utilisation de moyens dévoyés.

Marie-Laure Daridan. Quand on regarde par exemple la soirée sur le lobbying sur Arte, on est un peu frustrés car ce qui est montré renvoie à une image négative qui ne correspond pas à la réalité de notre travail au quotidien et dans laquelle nous ne nous reconnaissons aucunement.

 

Votre livre c’est aussi une réponse à cette frustration ?

Oui, en quelque sorte.

A quand un débat national, large, médiatisé sur les pratiques du lobbying. Aujourd’hui, le lobbying existe, il est difficile d’imaginer un monde où il n’existe pas. Comment faire pour que les citoyens puissent en débattre sereinement, en essayant de construire les bonnes pratiques du lobbying de demain ?

Ce sont les cordonniers les plus mal chaussés. C’est un sujet important pour nous et une question que tous les lobbyistes se posent. Il y a des avancées, il y a des émissions pédagogiques, des rapports qui sont publiés et qui permettent de contribuer à ce débat. Il reste encore beaucoup de travail. La vision de la population change aussi vis-à-vis du lobbying. Via Internet, beaucoup de citoyens deviennent eux-mêmes lobbyistes. On l’a vu sur beaucoup de textes législatifs, Hadopi notamment. Des collectifs citoyens se sont formés, et ont revendiqué des actions de lobbying.

 

Parlons d’Europe maintenant. Dans votre livre vous dénoncez l’illusion européenne en démontrant que, contrairement à ce qui est souvent dit dans l’hexagone, les lois européennes ne représentent pas l’essentiel. Vous indiquez que certains secteurs comme l’agriculture sont très concernés par ce qui se décide à Bruxelles mais que dans d’autres, la défense, la diplomatie, l’influence des décisions européennes est plus limitée. Vous dites que 10 à 20% de nos lois seraient impactées par les décisions européennes. Est-ce que cela ne témoigne pas de l’existence d’une chimère qui voudrait que tout soit décidé à Bruxelles ?

Il existe une méconnaissance des systèmes décisionnels, et de l’interaction des rouages entre le niveau national et le niveau européen. La perception du rôle de l’Europe est alors différente de la réalité. La décision est de moins en moins entre les mains d’une seule personne. En France par exemple, on se rend compte qu’une décision publique fait intervenir une multitude d’acteurs, dans les ministères, les politiques, les parlementaires, les experts, mais aussi les ONG, les médias, les universitaires. On retrouve la même complexité sur la prise de décisions au niveau européen. Cette complexité rend extrêmement importante l’analyse de ces différents niveaux de décision. Pour un lobbyiste qui souhaite comprendre le processus décisionnel, il est important de bien connaître ce système pour savoir à qui parler et à quel moment. Bruxelles ne décide pas au même moment que Paris ni qu’une région. Par exemple, la directive Nitrates de 1991 a été négociée à Bruxelles, avant d’être transposée en France, puis appliquée de manière différente selon les Régions, comme en Bretagne, qui pouvait encore décider de certains aménagements.. Il existe beaucoup de niveaux de décisions et on peut agir tout au long de ce processus de décision.

 

L’Europe vient d’ouvrir des discussions autour des modifications à apporter au registre européen. Si vous deviez apporter des modifications à ce registre, quelles seraient-elles ?

Nous trouvons qu’il fonctionne plutôt bien. L’un des gros enjeux avait été de le rendre commun aux différentes institutions européennes, ce qui semblait la moindre des choses. Dans le contenu, n’étant pas enregistrés dans ce registre, il est difficile pour nous de répondre. Le dispositif au niveau européen est assez complet et fonctionne plutôt bien. Ce qui n’est pas encore le cas du dispositif français.

 

Cela ne vous semble pas étonnant que la Chambre de Commerce américaine est un bureau en Europe pour influencer les prises de décisions publiques européennes ?

Elle n’a pas un bureau pour influencer les décisions publiques européennes. Elle a un bureau pour représenter les intérêts des entreprises américaines. Ces entreprises ont des filiales, des usines, des employés, qui commercialisent des produits, et investissent en Europe… il est donc parfaitement légitime que la Chambre de Commerce américaine cherche à faire valoir leur point de vue dans le débat démocratique européen. Il faut espérer, de la même façon, que les Chambre françaises soient présentes et actives à Washington.

 

Un peu d’anticipation, le futur du lobbying, vous le voyez comment ?

Le lobbying connaît des transformations, notamment avec le développement d’internet. Premièrement, il est de plus en plus facile d’interagir pour le citoyen avec ses représentants. En s’impliquant, les citoyens pourront changer la donne. Deuxième tendance, les nouveaux outils, comme les réseaux sociaux par exemple, permettent d’amplifier des actions de lobbying. Souvenons-nous du mouvement des Pigeons. Et troisième point, la reconnaissance de l’utilité et de la légitimité du métier doit encore progresser dans le cadre d’un mouvement plus général d’amélioration de la transparence de la décision publique et des relations entre les citoyens et leurs représentants. On le voit par exemple avec les initiatives prises sur la traçabilité législative ou la transparence des prises de positions d’élus

 

Est-ce que l’on peut paraphraser Paracelse, qui lui parlait de médecine, “dans le lobbying, c’est la dose qui fait le poison” ?

Non. Ce ne sont d’ailleurs pas les lobbies qui ont le plus de moyens financiers qui sont les plus efficaces ou les plus écoutés. Le lobbying permet aux intérêts particuliers de s’exprimer et d’éclairer la prise de décision politique. Nous en sommes convaincus, plus il y a de lobbying, meilleur c’est pour la démocratie.

 

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