Interview. Roger Lenglet : Face aux lobbies, « ne laissons pas notre capacité d’indignation s’émousser »

Roger Lenglet est philosophe et journaliste d’investigation. De Profession Corrupteur aux Multinationales de l’eau en passant par Lobbying et Santé, nombre de ses ouvrages traitent de la question des groupes d’intérêt, des lobbies. Il revient pour Lobbycratie sur les origines de sa réflexion, sur les pressions qu’il peut subir, et la nécessité d’encadrer les pratiques de lobbying dans notre pays.

Entretien réalisé par téléphone le 15 février 2010.

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D’où vous est venu cet intérêt pour les groupes de pression ?

Durant mes études de philosophie, j’avais reçu une culture très théorique du pouvoir, conforme d’ailleurs à l’approche qui reste largement enseignée aujourd’hui, aussi bien en philosophie qu’à Sciences Po, quoiqu’on en dise. Pour simplifier, on se satisfait de colloquer et de méditer sur les meilleures formes de gouvernement  ou l’administration, on revient sans cesse sur les grandes théories philosophico-politiques  qui vont de la République de Platon à Machiavel,  lequel reste la référence éthique, souvent ultime. On méconnaît ainsi la politique réelle, la manière réelle de la construction du processus décisionnel. Il existe une grande méfiance vis-à-vis de l’opinion publique. Même au sein des grandes écoles qui préparent les futurs dirigeants politiques, les discours ont l’apparence de discours démocrates et gomment les réalités du processus décisionnel,  foncièrement anti démocratiques.

C’est-ce qui vous a poussé vos investigations plus loin ?

Oui. Dans les années 80, Lucien Sfez publie « Critique de la décision ». Dans son livre, il montre la complexité, la relativité du processus décisionnel, l’intervention d’acteurs nombreux et différents, qui se branchent sur la prise de décision pour l’infléchir en leur faveur. Il y décrit comment on détourne la position inaugurale, une décision qui en fin de course ne ressemble plus du tout à ce qui lui donnait sens, et parfois la contredit complètement. Pour moi, cela a été un déclic. J’ai alors commencé à m’intéresser à ceux qui, aux commandes du navire, viennent influencer la décision en se greffant, de plus en plus en amont, sur sa construction. Depuis la nuit des temps, le pouvoir est l’objet d’influences variées. C’est une grande carence de la philosophie et des sciences politiques en général, à mon sens, que de ne pas chercher à connaître et à observer les acteurs qui participent à la décision. Même Foucault, qui peut donner le sentiment d’approcher les réalités du pouvoir, s’arrête avant d’examiner la réalité  des décisions et des lobbies.  Il s’en tient finalement à analyser les évolutions institutionnelles des systèmes qui s’érigent au nom de la raison autour de notre corps et du désir. Le langage et le discours restent pris dans la gangue théorique, alors qu’il faut aller regarder au sein des commissions où l’on élabore les décisions et les normes, dans les cabinets, dans les ministères. Le réel est raté par les grands philosophes et ce ratage existe même en sciences humaines, ce qui renforce la peur générale devant l’investigation et l’enquête. Comme si l’on risquait de s’y salir ou d’y découvrir des choses détestables, triviales ou trop relatives. C’est pourtant là où se joue l’essentiel des décisions et des productions de normes. Le résultat est qu’on abandonne la réalité aux journalistes. On observe le même phénomène en sociologie où, sans les rares sociologues de terrain, on serait complètement passé à côté de la question de la santé au travail par exemple.

Dans de nombreux livres, vous revenez inlassablement sur la question des rapports entre le lobbying et la santé, pourquoi avoir choisi ce champ d’investigation ?

Parce que je pense que c’est la priorité entre toutes. D’une part, c’est le domaine où notre faculté d’indignation reste encore à peu près intacte. Cette faculté d’indignation est très émoussée dans nos sociétés. Seul le domaine de la santé publique forme encore une poche de résistance à ce recul de la faculté d’indignation. Quand des décisions, ou l’absence de décisions, entraînent la mort de milliers de gens et peuvent détruire encore la vie de millions d’autres, il y a urgence et nécessité à comprendre les mécanismes des décisions politico-sanitaires et leurs dérives, donc les responsabilités, voire les culpabilités. Il s’agit de repérer les dysfonctionnements pour éviter des morts et des malades. Avant de réfléchir au lobbying purement financier, le lobbying le plus urgent à encadrer est celui qui s’exerce dans le secteur de la santé, car c’est là que ses effets délétères sont les plus scandaleux.

Chez les professionnels de la santé, et le corps médial dans son ensemble, ceux qui sont dans le soin, en principe les plus admirables car ils affrontent le réel et l’’urgence de l’action, on trouve souvent les discours les plus émoussés face à l’indignation tant ils sont habitués à la morbidité et à la mortalité. C’est une forme de stratégie de défense que ce «pragmatisme vital », qui rend automatique, presque machinal, des activités de nature à bouleverser n’importe qui d’autre. Le spectacle permanent de la maladie et de la mort détourne et réduit les émotions, ce qui est parfaitement compréhensible. En revanche, quand on entre dans la sphère des décisions politico-sanitaires, cette insensibilité ou «désensibilisation » devient beaucoup plus grave et ses conséquences sont redoutables : c’est alors la santé de la population dans son ensemble qui est concernée, et l’insensibilité des décisions se renforce par le caractère très théorique de l’exercice : les corps ne sont plus en vue, ils sont réduits à des chiffres qui n’éprouvent ni n’expriment de douleur, l’abstraction règne au plus haut point. On trouve dans cette profession de nombreux experts qui ont intégré la notion de « sacrifice humain » à un niveau inimaginable, par exemple quand ils ont pris l’habitude de substituer la norme économique en norme sanitaire pour satisfaire aux exigences des représentants industriels qui siègent aussi dans les commissions d’expertise et veulent maintenir des produits toxiques sur le marché ou limiter le coût économique de précautions d’usage plus rigoureuses.

Cela doit vous valoir un certain nombre d’opposants, voire d’ennemis. Dans votre livre Profession Corrupteur, vous relatez les propos de Didier Schüller à son retour en France qui insiste pour préciser qu’il n’a aucune envie de se suicider. Subissez-vous des pressions dans votre travail ?

Cela me vaut beaucoup d’ennemis mais aussi beaucoup d’amis. Des pressions, il en existe tout un panel, tout un registre, entre la carotte et le bâton. Cela va de l’invitation à Matignon, qui témoigne d’une forme de respect, de reconnaissance (peu d’hommes y restent insensibles tant les déficits de reconnaissances sont communs), mais où l’on me dit de faire bien attention, que les montages d’argent auxquelles je m’attaque rendent mes démarches très dangereuses et que des lobbyistes sans moralité risquent de me compliquer gravement la vie. Dans ce cas, bien sûr, ce n’est pas une menace, c’est au contraire de l’empathie, du souci bienveillant, on veut vous protéger en vous prévenant, mais l’effet est bel et bien une pression intimidante. Les pressions en forme de tentations, ce sont notamment des propositions de travail bien rémunérées par des sociétés de lobbying. Les propositions financières alléchantes existent aussi, même si l’approche franchement corruptrice, quand votre interlocuteur n’est pas certain que vous acquiescerez, est très prudente ou elle s’accompagne d’une garantie  d’invisibilité. Lorsque j’ai écris le livre « Les multinationales de l’eau » avec Jean-Luc Touly, je me souviens d’une proposition de plusieurs millions d’euros qui pouvaient être versés sous une forme parfaitement légale…

Plusieurs millions d’euros ?

Quand vous faites perdre des marchés de collectivités locales à des multinationales qui proposent des contrats de 10, 20 ou 30 ans, les sommes en jeu sont énormes. Surtout, il leur faut éviter que cela n’entraîne un mouvement de contagion. D’autres aussi voient des propositions mirobolantes arriver sur leur bureau. Notamment sous la forme de subventions ou de généreuses contributions à la collectivité, en échange d’une privatisation des services. André Aschieri, avec qui j’ai écris le livre « Silence on intoxique » est le maire d’une commune de 10.000 habitants, Mouans-Sartoux, dans les Alpes Maritimes. Dans sa commune, les services publics sont restées en régie publique C’est sûrement la seule commune de France où les funérailles ne coûtent qu’un euro à la famille du défunt!  L’eau aussi est gérée en régie. On lui a fait des ponts d’or pour faire disparaître ce « mauvais exemple » qui prouve qu’une municipalité peut elle-même traiter l’eau, la distribuer et la gérer vaut à cette ville des visites de délégation du monde entier.

Vous évoquiez la carotte de l’argent. Les coups de bâtons existent-ils ?

Il existe là aussi tout un ensemble de techniques, par exemple pour vous bloquer professionnellement. Comme les pressions auprès des éditeurs ou des rédacteurs en chef qui redoutent les procès. Il leur faut un certain courage pour éditer mes livres. Ce sont aussi les procès-baillons, c’est-à-dire des poursuites judiciaires, nombreuses, dans le but de vous intimider, vous faire perdre du temps et de l’argent, pour que vous cessiez de parler d’eux.

Il reste très difficile de définir le lobbying aujourd’hui. Il semble exister autant de définitions que d’acteurs…

Le mot lui-même s’est considérablement banalisé alors que nous avons tant de mots précis dans notre vocabulaire pour dire notre rapport au monde politique. Le mot lobbying plaît car il apparaît très moderne et est entouré de mystères. La sémantique implicite y fait beaucoup. Comme disait Aristote, pour dire l’obscur, de façon attrayante il n’y a pas de meilleurs mots que des mots obscurs. La popularité du mot est sidérante, elle a gagné tous les secteurs en dix ans. Quand on utilise le mot lobbying, plus personne ne prend la peine de le définir. Chacun y met ce qu’il veut, les lobbyistes tentent de lé réduire à l’idée de communication auprès du législateur, mais tout le monde entrevoit ce qu’il signifie par sa connotation péjorative, à savoir l’usage de pratiques d’influence douteuses. Le problème, c’est que la banalisation du mot pour désigner toutes les démarches auprès des élus provoque une confusion entre l’intérêt général et les intérêts particuliers. La différence fondamentale entre le lobbying des industriels du tabac, de l’alcool, des confiseries, de l’industrie agro-alimentaire, et la défense des intérêts des usagers de la santé, par exemple, est que le premier défend l’intérêt particulier quand cette dernière défend l’intérêt général. On met trop souvent dans le même sac les causes, alors que leur moralité peut être complètement opposée. Tout le monde a le droit à un avocat, cela ne veut pas dire que toutes les causes sont justes, ni que les lobbyistes sont de simples avocats. Il ne faut pas dissimuler la moralité des causes en faisant croire que l’éthique du lobbying se limite à la déontologie des moyens.

Est-ce que le lobbying se fait plus intense aujourd’hui ?

Ce qui est notable c’est la multiplication des lobbyistes et leur concurrence qui conduit à des surenchères. De plus, de nombreuses formations universitaires s’ouvrent à cette profession. Aujourd’hui la plupart des nouveaux lobbyistes sont formés dans l’enseignement supérieur, alors qu’autrefois la formation s’effectuait sur le tas. Il existe également une forte capillarité avec les autres formations universitaires. Les formations au lobbying impactent beaucoup d’autres secteurs. On découvre des modules, des UV, dans des formations à l’environnement, au droit, aux métiers commerciaux… La « communication de crise, » le « storytelling », les techniques de coalition ou d’instrumentalisation des leaders d’opinion pénètrent partout. L’idée même de manipulation devient normale. Cette banalisation m’inquiète. Ainsi, j’entends de plus en plus de gens, y compris parmi mes lecteurs, me dire à quel point la découverte de ce métier leur donne envie de le faire. Quant à l’idée de corruption, qui n’est jamais loin de celle de manipulation, elle suscite aussi autant de tentation que d’indignation. J’ai même vu des personnes téléphoner à des cabinets de lobbying pour tenter de préempter, par téléphone, leurs commissions d’après appels d’offres. Une sorte de démarchage du corruptible vers le corrupteur. Il y a là un effet de contagion, un caractère viral qui montre l’urgence d’encadrer et de limiter très sérieusement les choses.

Face à cette épidémie, que faut-il faire ? Commander des vaccins auprès des compagnies pharmaceutiques, ouvrir des centres de vaccination…

Pour ce type de virus, il existe des vaccins simples et efficaces. Celui que nous demandons au sein de l’association Anticor, dont je suis membre, est la réintroduction de la présence des autorités financières (type DGCCRF, Cour des comptes, AMF…), comme cela existait autrefois, et de représentants d’usagers au sein des commissions d’appels d’offres. Là où il faudrait également diminuer le seuil pour lancer un appel d’offres, on assiste depuis le début des années 80 au mouvement contraire. On va l’inverse de ce qu’il faut faire pour réduire les pratiques clientélistes, affairistes et mafieuses. Lors du débat parlementaire sur la loi sur le renforcement des sanctions contre les agents publics faisant l’objet de corruption en 2007/2008, qui était la traduction a minima en droit français d’une directive européenne, nous avions obtenu le soutien de nombreux députés, de droite comme de gauche. Hélas, le gouvernement est intervenu pour enterrer cette proposition. De fait, il y a un fossé considérable entre le discours sur la lutte anti-corruption et la réalité des actes gouvernementaux où, comptant sur un manque d’attention de l’opinion publique, les autorités font l’inverse de ce qu’elles ont annoncé. Classiquement, cela s’appelle un foutage de gueule.

Quelles sont les autres avancées qui pourraient avoir lieu pour moraliser ces pratiques ?

D’abord un rééquilibrage de la démocratie permettant aux ONG d’être représentées auprès des élus à égalité avec les grands groupes privés : actuellement les industrielles et les financiers constituent plus de 80 % de ceux que reçoivent les députés, et je ne parle même pas des moyens employés par chacun pour les « sensibiliser ». Il faut aussi un véritable encadrement législatif du lobbying à la hauteur des enjeux, une transparence et des sanctions dissuasives contre ceux qui transgresseront cette loi, comme le réclame d’ailleurs le réseau ETAL (Pour un Encadrement et une Transparence des Activités de lobbying) qui regroupe une vingtaine de grosses associations. Pour l’instant, on ne dispose que d’un texte national qui n’est même pas une loi mais un simple règlement du bureau de l’Assemblée Nationale absolument insuffisant. L’autorégulation du lobbying ne mènera à rien. Je remarque à ce propos qu’aucune formation politique n’a intégré dans son programme de projet de loi sur le lobbying hormis Europe Ecologie qui fait figure d’ovni. Les Etats-Unis, souvent cités en référence sur le plan du lobbying, témoignent de cela puisqu’ils disposent d’une législation très contraignante en la matière. La protection des lanceurs d’alerte contre les pratiques de corruption aussi. En France, quand un responsable syndical veut dénoncer le détournement de sa structure syndicale, par des financements critiquables, par exemple, il est très démuni face à ce qui lui arrive, les intimidations, l’exclusion, avec des conséquences professionnelles, personnelles, familiales, très graves. Nous, les journalistes d’investigation, nous pouvons les soutenir moralement en relayant leurs combats, mais c’est mince. Cela mériterait de réfléchir à un pôle judiciaire spécialisé pour les protéger, surtout à l’heure où la disparition des juges d’instruction est programmée…

Est-ce que la procédure de class action, comme on l’appelle, qui consiste en la possibilité de plaintes collectives sur des sujets d’intérêt général, peut faire partie de cette panoplie ?

Sans conteste. Il est anormal qu’aujourd’hui en France on ne puisse pas agir de manière collective pour des procès touchant à la santé ou à l’environnement. C’est une situation qui dissuade les gens d’agir en justice. Dans le dossier de l’amiante par exemple, on peut penser que les choses auraient été beaucoup plus vite si la procédure de class action avait existé en France. Aux USA, la rapidité de réaction face aux scandales sanitaires tient beaucoup aux class actions, à leur réalité ou à leur menace ; cela entraîne un cercle vertueux, où cette possibilité finit par être intégrée par les industriels eux-mêmes qui tardent moins à retirer les produits cancérogènes du marché, par exemple. Ce qui constitue la meilleure des préventions face à de nombreux risques.

Les opposants à ce principe craignent une judiciarisation de notre société. Que pensez-vous de cet argument ?

La France n’est pas les Etats-Unis. Les cigarettiers américains ont été contraints grâce aux procès engagés par des class actions de modifier leurs stratégies et de prendre des engagements. Certains ne les ont pas respectés, ce qui laisse penser que d’autres procédures vont voir le jour, mais il y a eu des avancées évidentes. En France, sur la question du tabac, on a eu deux plaintes : celle d’un ancien fumeur contre la Seita et celle de la CPAM de Loire-Atlantique. Deux plaintes en tout et pour tout ! Le manque de culture juridique en France est criant. Nous sommes encore à des années-lumière de l’éventuelle judiciarisation qui est une fausse menace, un paravent, un argument pour ne rien faire. Dans un système comme le nôtre, on n’empêchera jamais la mauvaise foi devant les tribunaux. Mais elle existe déjà, entre des voisins qui se combattent pour des questions de poubelles sur le trottoir ou de hauteur d’un arbre. Il nous manque, dans notre pays, une culture judiciaire. On peut quasiment retirer la vie aux Français, en général ils ne portent pas plainte. Il existe un énorme tir de barrage du côté des lobbyistes et des leaders d’opinion contre le développement des recours juridiques. Alors même que la justice est l’un des pouvoirs les plus précieux pour faire respecter les bons comportements et maintenir l’éthique dans la vie sociale et économique. En ne recourant pas à la justice quand il le faudrait, on se refuse l’un des piliers de la démocratie. Trop la saisir est malsain, mais ne pas le faire assez peut se révéler pire.

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